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EXCÈS D’INFORMATION, DÉFAUT DE FORMATION :

LES NOUVEAUX RISQUES DE LA FINANCE

 

Quand le «  trop de règles  » favorise les comportements à risque...

 

Pour limiter les risques liés aux dérives de la finance, la réponse première des États a été d’élaborer des textes de lois de plus en plus restrictifs pour tenter de contrôler la circulation de l’argent. Le 11 septembre 2001 puis la crise économique ont accéléré le processus de réglementation du système financier international pour en traquer les flux liés à une activité criminelle : lois anti-blanchiment, lois anti-financement du terrorisme, lois anti-corruption, chasse à la fraude fiscale, normes prudentielles, etc. La pression s’est incontestablement accentuée au fil des ans sur les secteurs financiers soumis à une régulation contraignante, sommés de se mettre en conformité avec les dispositifs juridiques élaborés par les instances internationales et de transmettre leurs soupçons de malversation à une autorité nationale compétente, comme Tracfin en France. A chaque tour de vis supplémentaire, de nouvelles contraintes viennent peser sur les professionnels assujettis. Ils doivent rassembler toujours plus d’informations pour limiter les risques et rester en adéquation avec les lois.

 

Pour les organismes financiers (métiers de la banque, de l’assurance et professions associées) soumises à ce cadre contraignant, l’évaluation des risques se résume encore souvent à vérifier la bonne intégration des dispositions obligatoires dans les processus opérationnels. Il s’agit en effet de limiter le risque juridique (de poursuites judiciaires) ou le risque réputationnel (d’atteinte à l’image) en s’assurant de la bonne adéquation entre ce qui est demandé et ce qui est mis en oeuvre pour satisfaire à ces obligations.

 

A voir le nombre d’affaires retentissantes ces dernières années (qui ne sont que la partie visible de l’iceberg), la politique de contrôle des risques semble avoir occulté une dimension potentiellement explosive : le facteur humain.

 

Comment les hommes réagissent-ils à ce nouveau contexte professionnel ? De quel accompagnement ont-ils bénéficié pour intégrer les nouvelles règles du jeu de métiers complexes, stressants, soumis à la pression du résultat ? Et si le « trop de règles » s’avérait finalement contreproductif et exposait les entreprises financières à des risques aussi graves que mal connus ?

 

Cinq facteurs de stress majeurs, autant de nouveaux risques pour l’entreprise

 

Les environnements à forte contrainte juridique s’avèrent des vecteurs de stress qui fragilisent la bonne intégration des consignes données aux équipes. Généralement, les financiers répugnent à en parler mais, interrogés individuellement et sous couvert d’anonymat, ils ne cachent ni leur exaspération, ni pour certains leur mal-être. Les facteurs de stress qui se dégagent se classent en cinq familles : les deux premières sont relativement classiques et donc prises en charge (tant bien que mal) par les banques ; les trois autres sont plus pernicieuses.

 

1- L’accumulation de règles contraignantes

 

Connaître son client, vérifier l’origine et la destination des fonds, s’assurer qu’une opération ne relève pas de la corruption, ni de la fraude fiscale, ni de la violation d’un embargo, ni, ni... Les règles sont de plus en plus nombreuses et complexes : elles doivent être comprises, assimilées et intégrées à tous les niveaux de l’organisation. Les salariés reçoivent l’information et la formation correspondante mais la peur est là de ne « pas tout comprendre », de ne « pas retenir toutes les bonnes pratiques ».

 

2- La peur d’omettre de respecter une règle importante

 

Le non-respect des règles engage la responsabilité de l’entreprise mais aussi celle du salarié : l’entreprise qui a failli à sa diligence s’expose à des poursuites judiciaires (aggravées si elle a agi délibérément). Le salarié qui commet une erreur de « bonne foi Â» n’est pas exposé à des poursuites pénales. Il n’empêche que son emploi est menacé… En tout état de cause, la gravité des conséquences génère des stress forts (peur de la « faute grave Â», peur de ne pas détecter une opération criminelle ou terroriste…).

 

Ces deux familles de stress sont voisines et leurs effets sont connus des employeurs financiers. Sur l’individu, les conséquences peuvent aller d’un malaise à un vrai décrochage (impression de non-maîtrise de son métier, regret que ce dernier change de nature, peur de ne pas être à la hauteur, impression d’être débordé). Le salarié qui commet une faute peut être tenté de la dissimuler par peur des conséquences, avec des effets gravissimes comme dans l’affaire évoquée plus haut. Ils apportent deux types de réponse : (i) un contrôle interne des opérations  et (ii) des plans de prévention des risques psycho-sociaux développés par les services des ressources humaines, avec une efficacité variable car trois autres facteurs de stress et de risques sont globalement laissés de côté.

 

3- Le dilemme des injonctions paradoxales

 

« Respectez scrupuleusement les règles prudentielles MAIS prenez tous les risques pour gagner plus Â»... Mises en lumière par Gregory Bateson dans les années cinquante, les injonctions paradoxales (« double bind ») contraignent le sujet à désobéir à l’une pour obéir à l’autre, d’où une tension insupportable pour l’individu. Ces dernières sont de plus en plus nombreuses dans les métiers financiers. Sur les marchés, la contradiction entre performance et régulation des risques ne dit pas son nom mais son ombre hante les floors de trading. Autre exemple : les règles de connaissance du client (« Know Your Client Â») imposent une entrée en clientèle longue, laborieuse, voire intrusive donc peu appréciée. Le chargé de clientèle en gestion privée va devoir faire preuve de diplomatie au risque de perdre le client au profit de la concurrence. Injonction paradoxale : « soyez compliant ET nouez ou développez d’excellentes relations client tout en augmentant votre portefeuille d’actifs sous gestion Â».

 

Le poids de sa décision s’exerce aussi à l’encontre de sa tutelle. Prenons par exemple le même chargé de clientèle concevant un soupçon à propos d’évasion fiscale. S’il alerte sa hiérarchie  il craint d’apparaître comme « paranoïaque Â» (surtout si son soupçon s’avère infondé) : la banque ne va-t-elle pas lui retirer son portefeuille ? Ou le « placardiser » ? Son client risque-t-il de l’apprendre ? Sa prime de résultat pourrait-elle en souffrir ? Mais s’il tait son soupçon, il sait qu’il peut commettre une faute grave car il est tenu d’avertir sa hiérarchie en cas de soupçon… Au final, l’humain est seul face à sa décision et il sait qu’elle peut avoir des conséquences lourdes.

 

Au delà du malaise et de la difficulté du salarié à arbitrer entre les injonctions paradoxales, le risque est réel qu’il puisse mal évaluer et mal négocier les prises de risque, au risque d’une mise en danger de l’activité de son employeur.

 

4- L’obligation de transparence

 

La frontière qui délimite les opérations protégées par le secret professionnel est subtile et elle évolue avec les nouvelles exigences dérivées des amendements aux législation anti-blanchiment. Ainsi, pour de nombreux professionnels, l’obligation de déclarer ses soupçons en cas d’opération douteuse constitue un cas de conscience difficile à résoudre - surtout depuis que les infractions de nature fiscale sont entrées dans le champ des infractions sous-jacentes au blanchiment d’argent. 

En réaction à cet impératif de transparence, on assiste au développement de cultures du secret  et à une sacralisation de la confidentialité parfois excessive ou injustifiée.

 

5- Les facteurs de pression contextuels

 

Retenons-en deux, pertinents dans le monde de la finance. Le facteur temps est le plus évident : la finance et notamment les marchés financiers sont régis par le temps court (voire la simultanéité de l’accès à l’information, de son traitement et de la décision). Difficile, dans la frénésie, de discerner le pourquoi du comment et le bien du mal.

 

Il s’y ajoute souvent un facteur rémunération : le mode de récompense de la performance par l’attribution d’un bonus lié aux gains tend à orienter l’action vers le résultat à tout prix au détriment d’une mitigation des risques. L’effet pervers des bonus est étudié par le champ de la psychologie sociale portant sur la finance comportementale. Premier constat : le bonus fait office d’étalon de référence pour les traders. Deuxième constat, l’attribution d’un bonus comporte une dimension symbolique qui dépasse la gratification financière : qu’il baisse d’une année sur l’autre et l’on voit fréquemment surgir des troubles psychologiques liés à la perte de statut, aux sentiments d’échec et de déclassement, et ce indépendamment des performances des marchés eux-mêmes. Principale conséquence : avec la variation de ce point de référence (qui fluctue avec les variations des marchés), on observe que les comportements de trading tendent vers des prises en risque de plus en plus élevées.

 

Derrière la finance, il y a... des financiers

 

Alors que faire ? Il n’existe pas de « recette miracle »... Sans règles ni lois, le monde financier deviendrait vite la pire des jungles. Mais croire que c’est en réduisant sans cesse les trous du tamis que l’on parviendra à contrôler le monde de la finance est une absurdité fonctionnelle. Et cette pression grandissante accroît le risque de voir le « facteur humain » se rappeler de manière explosive. Alors, il convient de revenir à de la mesure, du bon sens, de l’équilibre. Il est indispensable de prendre le temps du recul, d’offrir aux individus et aux équipes la possibilité de s’exprimer, dans un espace de parole sécurisé (prévu par les institutions financières mais extérieur à la hiérarchie) pour aider les hommes à mieux discerner les objectifs du quotidien des finalités qui confèrent un sens à l’action humaine. 

 

 

 Marie-Christine DUPUIS-DANON est Coach, Consultante et Auteur. Spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, elle a conseillé de nombreux gouvernements dans la gestion de leurs finances publiques avant de rejoindre les Nations Unies comme Conseiller Anti-Blanchiment. Elle a fondé et dirige le Cabinet C3COM qui accompagne par le coaching les entreprises soumises à de fortes pressions dans le domaine de l’éthique et de la compliance. Elle a signé plusieurs ouvrages et articles de référence sur le blanchiment des capitaux et la finance criminelle. Aujourd’hui très engagée dans une approche psychosociale de la lutte contre les dérives de la finance, elle intervient auprès d’institutions financières et d’entreprises internationales qu’elle conseille dans l’analyse et la gestion de leur exposition aux risques complexes.

 

 

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