Profiter de la crise pour mieux lutter contre la fraude fiscale ?
La fraude fiscale est un fléau permanent de nos sociétés. Economique à lʼévidence, en ce
quʼelle prive lʼEtat dʼune partie de ses recettes et limite ainsi sa capacité dʼaction. Moral
aussi, car elle affaiblit le lien de citoyenneté qui existe entre la Nation et lʼindividu via la
capacité contributive de ce dernier au bien commun.
Intéressons-nous ici à la «grande» fraude fiscale, laquelle existe au même titre que la
grande délinquance ou la grande corruption. Elle est favorisée notamment par deux
facteurs. La mondialisation elle-même, qui fait disparaître les frontières et les entraves à la
circulation des personnes et des capitaux, renforcée par lʼimmédiateté et un certain
anonymat des mouvements dʼargent permis par internet. La faiblesse des systèmes
répressifs internationaux ensuite, lesquels, en ce domaine comme dans dʼautres champs
délictueux, demeurent des «passoires à gros trous».
Dʼautant quʼau niveau national, les possibilités de fraude se multiplient avec la
modification incessante de la fiscalité. LʼEtat ne disposant plus des leviers dʼaction
monétaire et budgétaire, utilise la fiscalité pour moduler sa politique économique. Dʼun
côté, le gouvernement souhaite supprimer les niches fiscales mais dʼun autre, il crée sans
cesse des systèmes incitatifs ou dissuasifs via lʼimpôt. Moyennant quoi, il crée une
incertitude fiscale dommageable à lʼéconomie (alors quʼ «un bon impôt est un vieil impôt»),
ne peut prévoir dʼinévitables contournements (« A nouvelle taxe, nouvelle fraude ») et
enfin, rend le travail des enquêteurs et des services répressifs extrêmement difficile.
A cela sʼajoute un facteur moral. Essayer dʼéchapper à lʼimpôt national en profitant des
disparités des législations étrangères nʼest toujours pas considéré comme répréhensible.
Lʼ«optimisation fiscale» est une affaire de spécialistes que les grandes entreprises et les
riches particuliers consultent à grands frais. Avec la bonne conscience de rester dans la
légalité tout en faisant porter la charge de tout ou partie de leurs impôts sur dʼautres,
moins «malins».
De lʼoptimisation fiscale à la fraude, le pas est vite franchi. Les possibilités dʼéchapper à
lʼimpôt étant nombreuses grâce à la globalisation, le respect de la légalité tient en grande
partie sur lʼéthique et la gouvernance de la finance internationale, laquelle nʼa pas bonne
réputation en ces domaines... La mondialisation sʼest accompagnée dʼune financiarisation
de lʼéconomie. Celle-ci a déresponsabilisé les acteurs de cette extraordinaire mutation. A
ne plus rendre compte que de leurs résultats et non de leurs méthodes, ils ont contribué à
une perte de lʼéthique pourtant indispensable à une construction saine de lʼéconomie
réelle. Les politiques, depuis longtemps dépassés, tentent de redresser la barre à grands
renforts de discours sur la gouvernance, la conformité et la régulation, au G8, au G20 et
ailleurs, sans succès significatifs jusquʼà présent.
Et profitant de toutes ces faiblesses, les groupes criminels aussi sʼen donnent à coeur joie.
De temps en temps, la découverte de leurs agissements éclate au grand jour : carrousels
de fraudes à la TVA par ventes et reventes incessantes des mêmes produits entre les
mêmes acteurs, trafics dʼoeuvres dʼart dont les plus-values échappent à lʼimpôt (et dont la
valeur en France nʼest pas déclarée à lʼISF), création de sociétés fictives dans les centres
offshore permettant de dissimuler les produits du crime (drogue, contrefaçons, traite des
personnes, etc.) et, encore aujourdʼhui, transactions en cash dont la traçabilité demeure
presque impossible. Force est de reconnaître que cʼest au moment où cet argent est
blanchi, cʼest à dire réinjecté dans lʼéconomie, de façon parfois ostentatoire par les
mafieux, que lʼon se rend compte de la fraude initiale. En France, les autorités ne sʼy sont
pas trompées, qui ont rendu le blanchiment imprescriptible tant quʼil nʼa pas été révélé
alors que la fraude initiale lʼest trois ans après sa commission.
Il faut cependant garder espoir. Dʼabord parce que, même si lʼimagination des grands
délinquants apparaît sans limite, ces phénomènes de fraude sont de mieux en mieux
répertoriés et connus des instances répressives. Ensuite, parce que la pression sur les
centres offshore commence à porter ses fruits - même si lʼon est loin du compte - et que le
nombre de ces «juridictions non-coopératives» diminue régulièrement. Et les économies
basées sur le recyclage de la fraude montrent des vulnérabilités structurelles comme on
vient de le voir en Méditerranée... Enfin, parce que la crise dans les pays occidentaux a
réveillé une conscience citoyenne dans ce domaine. Ce qui était acceptable au temps de
la croissance devient intolérable quand lʼEtat a besoin du moindre euro.
Sans doute la période très difficile que nous traversons a-t-elle permis de mieux prendre
conscience du danger économique que représente la fraude fiscale mais surtout de
redécouvrir que la lutte contre toutes les formes de criminalité économique et financière
constitue un élément indispensable de la justice sociale sans laquelle toute société se
déchire inévitablement face aux crises.
Auteur de nombreux ouvrages, Marie-Christine Dupuis-Danon est experte en matière de criminalité
financière après avoir notamment, été Conseiller Anti-Blanchiment aux Nations Unies pendant plusieurs
années